Intégration de l’abandon du tabagisme dans le milieu clinique

Lisez une entrevue avec le Dr Andrew Pipe de l’Université d’Ottawa sur l’importance d’intégrer au contexte clinique des programmes pour aider les gens à cesser de fumer

Andrew PipeLe Dr Andrew Pipe, ancien chef de la Division de la prévention et de la réadaptation à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa et professeur à la Faculté de médecine de l’Université d’Ottawa, parle de l’importance d’intégrer au contexte clinique des programmes d’abandon du tabagisme.

Au cours des 40 dernières années, grâce aux politiques de lutte contre le cancer au Canada, le pourcentage de Canadiens qui fument est passé d’environ 50 % à environ 16 %. Pouvons‑nous faire mieux?

Oui, nous le pouvons. Il s’agit encore d’un nombre énorme de Canadiens qui fument. Cela se traduit par quelque 5 200 admissions quotidiennes à l’hôpital directement attribuables à la cigarette. Nous pouvons continuer d’améliorer notre efficacité à lutter contre le tabagisme et contribuer à faire diminuer ces chiffres.

Parlez‑nous de vos travaux sur l’abandon du tabagisme à l’Université d’Ottawa.

Nous avons conçu le Modèle d’Ottawa pour l’abandon du tabac, qui est systématiquement appliqué à tous les patients admis à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa et qui est mis en œuvre dans plus de 150 établissements de soins de santé partout au Canada. Ce modèle a été adapté aux équipes de santé familiale et aux pratiques de soins de santé primaires au pays.

Le modèle prévoit que le statut de fumeur de tout patient admis dans un établissement de soins de santé doit être indiqué et documenté. Cette mention au dossier des patients favorise l’offre d’une aide à l’abandon au tabagisme par un clinicien adéquatement formé dans le domaine de la pharmacothérapie, et les personnes qui tentent d’arrêter de fumer font l’objet d’un suivi dans les semaines suivant leur tentative.

Nous menons aussi des programmes de recherche continus afin d’améliorer notre capacité d’aider nos patients à arrêter de fumer. Enfin, nous effectuons un bon nombre d’activités de sensibilisation à l’importance d’arrêter de fumer auprès des professionnels et du public; ces activités visent particulièrement les professionnels cliniciens afin qu’ils perfectionnent leurs compétences en la matière.

Pouvez‑vous nous dire quelques mots sur les approches cliniques les plus prometteuses dont vous avez pris connaissance en matière de renoncement au tabagisme?

Nous savons que la plupart des personnes qui demeurent des fumeurs de nos jours ont une forte dépendance à la nicotine; c’est pourquoi nos activités portent dans une grande mesure sur les façons dont nous pouvons les aider à traiter les symptômes associés à l’état de manque de nicotine. Tout comme nous traitons les symptômes physiologiques de l’hypertension à l’aide de médicaments, nous traitons les symptômes physiologiques associés à l’état de manque de nicotine avec des médicaments qui peuvent soulager ces symptômes, comme la thérapie de remplacement de la nicotine. Cependant, l’approche la plus importante que nous avons adoptée est une approche très systématique qui consiste à aider les cliniciens à repérer les fumeurs, à leur offrir de l’aide pour qu’ils arrêtent de fumer et à faire un suivi. Nous essayons de changer le discours et les attitudes des cliniciens concernant le renoncement au tabagisme.

Quels sont les principaux éléments que les médecins devraient connaître au sujet de l’abandon du tabagisme qu’ils ne connaissent pas déjà?

Le fait de fumer ne s’agit pas d’une habitude.

  1. Je continue d’être étonné que de nombreux cliniciens estiment encore que le fait de fumer est une habitude. Il ne s’agit pas d’une habitude. La nicotine est la drogue qui crée la dépendance la plus forte dans nos collectivités.
  2. La plupart des cliniciens estiment qu’ils ont la responsabilité de sensibiliser les fumeurs au danger de la cigarette. La très grande majorité des fumeurs savent pourquoi ils ne devraient pas fumer, ils ne souhaitent pas être fumeurs et ils n’ont pas besoin d’être informés davantage. Ce dont ils ont besoin, c’est d’une aide ciblée pour arrêter de fumer.
  3. Il existe bon nombre de fausses idées – que j’appelle les « concepts zombies » – concernant le recours à la pharmacothérapie dans le renoncement au tabagisme. L’idée fausse la plus répandue et la plus tenace est peut‑être celle selon laquelle on ne peut avoir recours à la thérapie de remplacement de la nicotine chez les personnes ayant une maladie cardiaque. Il n’y a absolument rien qui nous empêche de le faire. Les fumeurs ont une tolérance remarquable aux effets cardiovasculaires de la nicotine. Sans égard à l’intensité de la thérapie de remplacement de la nicotine qui leur est offerte, ils vont absorber beaucoup moins de nicotine que s’ils continuaient de fumer.
  4. Tout comme nous devons ajuster les traitements médicamenteux pour prendre en charge l’hypertension ou l’hypercholestérolémie, nous devons, chez certains fumeurs, ajuster l’intensité de la thérapie de remplacement de la nicotine pour calmer efficacement les symptômes associés à l’état de manque qui accompagne une tentative d’abandon du tabagisme. La dose standard de nicotine fournie par la thérapie de remplacement de la nicotine n’aidera pas une personne qui fume deux paquets de cigarettes par jour.
  5. Les préoccupations concernant les effets secondaires psychiatriques de l’abandon du tabagisme dans le cadre d’une approche pharmacothérapeutique ont été grandement exagérées auprès du public et dans les médias professionnels, et on continue d’accumuler des données probantes selon lesquelles une telle pharmacothérapie est sécuritaire et efficace chez les personnes présentant une maladie psychiatrique. Il est très important de comprendre que les fumeurs s’administrent constamment de faibles doses d’antidépresseurs pendant qu’ils fument, ce qui explique pourquoi l’apparition de la dépression pendant le processus d’abandon du tabagisme peut être très courante chez certains patients.
  6. La clé est d’être systématique et de procéder de manière à utiliser le plus efficacement possible le peu de temps dont nous disposons. Que l’on pense que l’abandon du tabagisme exige énormément de temps, voilà un autre grand mythe!

De quelle façon les cliniciens peuvent-ils intégrer l’abandon du tabagisme dans leurs pratiques de soins de santé primaires?

Nous pouvons améliorer de façon spectaculaire l’efficience et l’efficacité des interventions en matière d’abandon du tabagisme dans un cadre de soins de santé primaires en intégrant un protocole d’abandon du tabagisme dans le modèle de pratique de tout cadre d’intervention clinique. Cela peut se faire particulièrement en douceur dans des environnements disposant de dossiers médicaux électroniques. Cela permet aussi de s’assurer que tous les membres du personnel d’un établissement clinique donné aident les patients à arrêter de fumer selon des méthodes qui sont appropriées et qui respectent leurs autres domaines de responsabilité.

Quel rôle jouent les politiques en matière d’abandon du tabagisme?

Les politiques sont très importantes. Nous savons que l’établissement d’endroits sans fumée, par exemple, peut contribuer grandement à accroître l’intérêt des fumeurs à renoncer au tabac et qu’il appuie clairement les personnes en démarche d’abandon du tabagisme ou qui ont récemment cessé de fumer. Nous savons également que toute mesure qui a des répercussions sur le prix des produits du tabac peut inciter les fumeurs à tenter d’arrêter de fumer. Nous savons que les tentatives de réduire au minimum le caractère attrayant des produits du tabac, par exemple en adoptant des emballages neutres, peuvent également jouer un rôle important dans la maîtrise de l’envie de fumer.

De quelle façon pouvons‑nous mettre en œuvre une stratégie de lutte contre le tabagisme tout en prenant en considération le vaste éventail d’établissements de soins de santé cliniques au Canada?

L’un des éléments importants consiste à adopter une approche uniforme d’abandon du tabagisme de façon à ce que les personnes aient accès aux compétences des cliniciens et des experts en la matière de diverses manières, à savoir dans les hôpitaux, auprès de médecins de famille, dans les unités de santé publique ou à l’aide de lignes téléphoniques. De cette façon, il existe un système continu d’aide à l’abandon du tabagisme dans l’ensemble de la collectivité.

Pouvez‑vous nous parler du lien entre l’abandon du tabagisme et le dépistage du cancer du poumon?

À juste titre, bon nombre de personnes qui fument depuis longtemps sont très préoccupées par le cancer du poumon; c’est pourquoi elles sont susceptibles de se prévaloir des programmes de dépistage du cancer du poumon. Il s’agit d’une occasion parfaite d’offrir – d’une façon très sensible et très stratégique – de l’aide à l’abandon du tabagisme. De plus, même chez les personnes atteintes d’un cancer du poumon, nous savons que la réponse au traitement est nettement supérieure si elles cessent de fumer.

Quel rôle joue la santé mentale dans l’abandon du tabagisme?

Il est très important de comprendre que les Canadiens ayant des problèmes psychiatriques très graves ont une espérance de vie inférieure de près de 25 ans à celle des autres Canadiens. Une grande partie de cet écart s’explique par les maladies liées au tabagisme. Les personnes ayant une maladie psychiatrique présentent des taux très élevés de tabagisme pour bon nombre de raisons. Elles obtiennent un soulagement partiel de leurs symptômes lorsqu’elles fument. exemple, les personnes dépressives se sentent mieux parce que, des centaines de fois par jour, chaque fois qu’elles fument, elles s’autoadministrent des composés de la cigarette ayant des propriétés antidépressives. Selon le mythe, il est presque impossible d’aider ces personnes à cesser de fumer. Cela n’est pas vrai. Et nous devrions prendre rapidement les mesures qui s’imposent pour nous assurer que tous les établissements psychiatriques au Canada sont sans fumée parce que cela incitera la clientèle très vulnérable de ces établissements à cesser de fumer.